PAGE &
PLANT
PRESENCE & CIRCONSTANCE
"BEST" mai 1998
Cet album, à l'inverse de
No Quartor sur lequel figuraient des musiciens exotiques, marque un retour à
un format beaucoup plus ramassé.
Robert Plant: Je crois que
retourner à un son plus rock est une manière de consolider nos capacités artistiques.
Quand vous vous mettez en tête de revenir à une musique plus directe et simple
après avoir été imprégné de toute cette splendeur, avoir fait une tournée qui
a dure plus de treize mois et dans laquelle tout était si luxuriant, il y avait
comme un défi pour nous à essayer de recréer quelque chose de semblable à ce
que vous enten- dez sur cet album.
Jimmy Page: Par opposition
à No Quarter nous souhaitions revenir a un style beaucoup plus dépouillé dans
lequel tout serait presque émincé. . .
En même temps les titres sont
assez longs, les variations d'atmosphères y sont constantes et l'on est aux
antipodes d'une approche basique.
Jimmy: Effectivement, nous
tenions à ce que chaque morceau soit traversé par diverses humeurs qui s'enchevètrent
et donnent consistance.
Vous semblez insister sur
le fait qu'il s'agissait de quelque chose de délibéré
Robert: Oui, c'était presque
une démarche en soi. Je pense d'ailleurs que l'on trouve la même approche dans
tous les albums que nous avons pu faire.
A contrario, sur certains
titres, en particulier ceux qui sont les plus lents, on a l'impression que vous
progressez tout naturellement et subrepticement d'une atmosphère toute intimiste
à quelque chose qui avoisine l'épique...
Robert: Je ne sais pas trop...
Si vous prenez Heart In Your Hand , par exemple, je ne suis pas certain que
l'on puisse raisonner en terme de progression ou d'opposition. En fait, c'est
comme si vous aviez une atmosphere préexistante et que peu à peu elle se développait
de façon plus explicite.
Jimmy: Je crois que c'est
la chanson qui dicte la manière dont elle évoluera. Vous ne pourrez jamais y
greffer quelque chose d'inapproprié. Certaines chansons affirment quelque chose,
posent des questions, sont presque des manifestes et elles nécessitent une atti-
tude plus dynamique, alors que sur Heart In Your Hand vous avez juste un morceau
de musique qui semble dériver, être entrainé par on ne sait quoi... A la limite,
vous auriez presque pu le construire sur des fondus qui se superposeraient les
uns sur les autres . . .
Oui, mais vous parvenez néanmoins
à intégrer à cette atmosphère médievale, et cette chanson d'amour courtois des
passages de guitare qui évoquent un peu la surf music...
Jimmy: Effectivement, mais
c'est une surf music très en demi-teinte . . .
On croirait presque entendre
un dulcimer...
Jimmy: La prochaine fois,
je vais vous demander d'être notre producteur (rires) .
Robert: Vous avez tout à fait
raison. Lyriquement j'ai effectivement essayé de créer une atmosphère qui vous
donnerait la sensation de voir les choses à travers un linceul ou de la gaze.
Mais c'est la musique qui est arrivée en premier et c'est elle qui a dicte l'atmosphère
de la chanson. C'est d'ailleurs quelque chose qui se vérifie chez nous dans
90% des cas.
Comment, par exemple, expliquez-vous
l'importance que peut avoir chez vous cette imagerie presque medievale ? En
fait, mis à part sur Blue Train , il n'y a aucun element qui puisse se rattacher
à quelque chose de contemporain...
Robert : absolument, j'ai
toujours cherchée a recreer ainsi une atmosphère qui soit si éthérée qu'elle
en devient atemporelle. Je ne veux pas que l'on soit capable de se focaliser
sur une condition ou un endroit et ce côté moyenâgeux que vous mentionnez me
le permet car c'est comme si cela m' autorisait -et l' auditeur aussi je l'espère-
de faire abstraction de toute donnée de temps et de lieu... Quant au pourquoi...
C'est difficile a dire. Disons que je suis a l'opposé de quelqu'un comme Lou
Reed dont vous savez qu'il va ecrire des textes centres sur New York en 1965
ou 66. Quand vous écoutez tout ce que le Velvet Underground a pu produire, vous
savez que cela vient d'une période extrèmement figée. Quand vous vous éloignez
de cette période, tout cela devient historique presque, alors que moi, quand
j'écris, je m'attache moins à des sujets aussi spécifiques.
Est-ce que musicalement, lors
des compositions,vous pensez avoir plutôt tendance à superposer tonalités modernistes
et éléments plus traditionnels ?
Jimmy: Mon objectif est de
distiller une atmosphere suffisamment consistante pour inspirer les musiciens
et suggérer avec succès auprès de l'auditeur ce à quoi elle vise. Je raisonne
donc a partir de cela et ne suis pas consciemment polarisé sur une étiquette
bien stricte, ou sur une compulsion à mélanger des styles différents. L'hétérogénéité
ou l'homogénéité ne sont pas des facteurs sur lesquels je me focalise, ils surviennent
ou non et sont des conse- quences et non des causes.
Par exemple sur Upon A Golden
Horse , il y a une imagerie assez martiale, un jeu de guitare plutôt énergique
et un violon qui peu a peu prend le pas sur la guitare et devient de plus en
plus effréné. L'atmosphère se décale donc de manière très insidieuse...
Jimmy: C'est une remarque
très intéressante car nous tenions justement à réaliser cet effet de transition
( crossover ). Nous voulions que l'on ne puisse discerner quelle était la derniere
note de la guitare et la première du violon. Il y a un moment fatidique car
tenu, un endroit où les deux instruments se complètent ou s'annulent, on ne
sait pas trop bien... Je suis heureux que vous l'ayez remarqué.
Robert: Cela permettait d'accentuer
l'atmosphère du titre et de la dramatiser. Ce qui est intèressant aussi c'est
la génèse de cette idée: au début, nous voulions utiliser une orchestration
assez imposante et Jimmy a pensé à cet arrangeur en Amerique nommée Claire Fisher.
A la même période, un de nos amis à Londres avait écrit un passage très emouvant
et dramatique qui s'intégrait parfaitement a notre morceau et le faisait sonner
comme un tourbillon. Tout cela permet d'illustrer le fait que souvent nous ne
savons pas très bien pourquoi nous faisons telle chose plutot que telle autre.
Nous avons peut-être ce don de pouvoir composer de la musique et de savoir très
vite ce que nous voulons y mettre et ou le faire. Je ne crois pas que nous nous
soyons dit un jour: Nous faisons ceci, parce que... . Cela reste toujours naturel...
Implicitement, nous savons tous deux ou nous voulons aller, il n'y a pas de
competition quant à decider qui aura le goût le plus sur ou de decalage entre
nos deux manières de travailler. C'est en ce sens que notre relation est aussi
féconde...
Pour quelle raison avez vous
choisi un producteur comme Steve Albini ?
Robert Je crois que ce qu'il
a reussi à faire avec les Pixies ou les Auteurs était absolument sensationnel.
Quand nous avons commencé à discuter avec lui, nous avons trouvé qu'il était
très minutieux. Nous avions envisage de le prendre comme ingenieur du son et
chaque jour il se mettait en rapport avec Ses suggestions allaient droit au
but et etaient si responsables que nous avons finalement decide de lui demander
d'assurer la production. A l'inverse de nombreux producteurs ou ingenieurs du
son, il n'a pas une vision impérialiste de son travail; a cet egard, il a tout
de suite compris que nous etions des musiciens qui savaient ce qu'ils voulaient
et il a mis ses competences au service de nos exigences.
Jimmy: Au debut de notre
travail, nous n'avions pas realise a quel point il pouvait etre important. Si,
au depart, nous avions eu quel- qu'un qui nous avait dit tout de suite Vous
devriez faire ceci, ou cela , il y aurait instantanement eu des heurts. Ce que
dit Robert est exact, nous nous voyons un peu aussi comme des artisans perfection-
nistes dans notre boulot. Avec lui, tres vite nous nous sommes aperçus qu'entre
ce que nous jouions et ce que lui parvenait a restituer sur les bandes, il n'y
avait aucune difference. Croyez-moi, c'est plus rare qu'on ne le pense...
Robert: Je suis sur que vous
avez deja entendu parler de ces groupes chez qui il a fallu une semaine pour
parvenir a un son de guitare ou de caisse claire correct... J'en deduis qu'il
vous a fallu peu de temps pour enregistrer l'album.
Jimmy: Exact. Avec Steve
le professionnalisme a ete si instantane qu'a notre sens l'album fait preuve
d'une bonne dose de spontanéïté quant a son ambiance.
Robert: En general, tous les
instruments etaient installes dans la meme piece, il nous faisait jouer les
differentes parties et au bout de quatre a cinq heures vous aviez presque un
produit fini et qui sonnait super. Bien que nous soyions dans la meme piece,
il y avait des petites separations entre chaque instrument mais il savait toujours
ou instal- ler les micros ! Il a donne, a mon sens, une qualite live a Walking
To Clarsksdale.
Le disque semble demarrer
doucement et melancoliquement avec Shining In My Light et When The World
Was Young et se terminer sur une note plus heavy... Vouliez-vous traduire une
forme de peregrination ?
Robert: L'enchainement des
titres dans un album est une des choses les plus difficiles a realiser, c'est
presque aussi complique que de com- poser un morceau. L'idee de voyage est interessante
car nous voulions que tous ces ensembles se melangent mais qu'aussi on ait l'impression
d'être mene d'un endroit a un autre.
Jimmy: Le mot que vous utilisez
est tres approprié, il s'agit effective- ment d'un parcours... Je dirais meme
que cela se produit de façon très récurrente car à l'interieur d'une même chanson
vous pouvez avoir une alternance de differents climats et vous devez donc être
très attentif a la maniere dont vous amalgamez tous ces elements et faites en
sorte qu'en fin de compte ils forment un tout. Je crois que c'est quelque chose
qui s'est produit...
Tout a l'heure vous parliez
d'atemporalite dans vos textes, diriez-vous que votre musique est presque une
world music qui serait affranchie de toute connotation roots, c'est-a-dire de
contingence par rapport a un lieu ?
Robert: Je vois ce que vous
voulez dire et j'aime bien ce type de description... Je crois que nous avons
fait cela des 1971 sur des titres comme Friends sur notre troisieme album.
Sur Four Sticks vous aviez la meme demarche tout comme sur ''Kashmir . .
. Malgre l'atemporalite que vous avez mentionnee, n'y a-t-il pas aussi une sorte
de regret ou de nostalgie pour un age d'or, de references a certains mythes,
voire a l'occultisme, dans des titres comme When I Was A Child ou When The
World Was Young ? Robert: Il est vrai que nous faisons souvent des allusions
a la Nature dans ce qu'elle a de plus originelle c'est-a-dire avant que justement
elle ne puisse etre transformee. II y a egalement une ambiguite volontaire dans
les paroles car si je regarde en arriere ce n'est jamais avec regret ou melancolie.
Je le fais en prenant en compte le fait que les choses ont change: j'y vois
parfois des circonstances personnelles tres ironiques par rapport a ma situation
aujourd'hui. Je visualise alors la maniere dont j'aurais reagi face a ces episodes
en prenant en compte a chaque fois des periodes dif- ferentes de ma vie...
When I Was A Child est personnel
tandis que When The World Was Young est plus universel...
Robert: Si l'on se situe dans
l'optique de la Bible on pourrait dire que les deux traitent de la dislocation
de l'innocence telle qu'elle s'est probablement produite quand deux hommes de
Cro-magnon ont commence a se regarder et se sont dit qu'il y avait un probleme
(rires)... Imaginez maintenant les moments terribles que chacun a pu vivre a
cette epoque alors que la terre etait moins peuplee qu'il y avait moins de tension
de competition de stress ou je ne sais quoi d'autre et les gens envisageaient
la vie d'une maniere totalement differente. En meme temps, ça en devient si
abstrait, si detache qu'on est totalement depourvu de reperes et qu'on est oblige
de jongler avec un symbolisme ou on peut se perdre soi-meme. C'est quelque chose
qui m'est parfois arrive au point que je ne savais plus a quelle condition je
faisais allusion et de quoi traitait un morceau (rires) . . . Ca s'apparente
a un processus d'ecriture dont peu a peu vous perdez la maitrise et dans lequel
vous ne realisez pas a quel point vos mots peuvent etre intenses ou ce qu'ils
peuvent signifier. Je crois d'ailleurs quel si musicalement nous avions accentue
ce cote demesure j'aurais ete totalement perdu.
Voyez-vous un parallele avec
le fait que le heavy-metal tende justement a utiliser cette imagerie derivee
des Mythes ? C'est un peu ce que vous avez fait avec le symbolisme des Runes
dans votre quatrieme album.
Robert: Je ne sais vraiment
pas pourquoi il y a une telle corres- pondance entre ces deux elements. Je crois
que c'est lie aux limitations inherentes au genre et a l'obligation d' avoir
le don de créer des images qui soient suffisamment substantielles pour s'inserer
dans un cadre qui ne durerait que quatre ou cinq minutes... En fait, vous traitez
de sentiments mais de façon tres abstraite... Ce qu'il y a de fabuleux
a propos d'autres paroliers, par exemple Dylan, est que si vous ecoutez un album
comme Blood On The Tracks, vous vous apercevez qu'il est capable d'aborder des
sujets appartenant a la sphere du Mythe mais qu'il le fait de facon extremement
coloree il y a cette chanson qui parle d'un hors-la-loi, il est dans un bar
et il y a ce type qui arrive ... (il chantonne)... Ce qu'il y a de fantastique
est que c'est l'histoire d'un non-événement qui est hyper détaillée, qu'elle
se produit pendant six ou sept minutes, qu'il parvient à créer deux ou trois
personnages et à fabriquer une histoire à partir de quelque chose qui, en soi,
est complètement banal. C'est si détaillé que c'en est fabuleux et moi, j'en
suis bien incapable.
Justement, je trouve que le
titre Walking Into Clarksdale fait penser a un road song tres dylanien..
.
Robert: Ce n'etait pas volontaire,
mais c'etait quelque chose que je n'avais jamais fait auparavant, a savoir façonner
des mots et les parler plutot que les chanter. Je n'etais pas parti avec l'idee
d'en faire un road song , mais c'est naturellement qu'il a pris cette tournure.
L'imagerie y est tres biblique
et de facon presque caricaturale. ..
Robert: Les deux ou trois
premiers vers evoquent effectivement cette idee de quelqu'un n'arrivant a se
situer nulle part... J'ai sou- pas savoir ou et qui j'etais... J'ai superpose
a cela l'idee qu'a une echelle plus cosmique dans un monde et un temps paralleles,
se passaient d'autres evenements totalement differents auxquels j'es- sayais
de me rattacher. Mais en meme temps je savais que si j'y etais parvenu j'aurais
ete effraye et ne me serais pas senti dans mon ele- ment. Le dilemme etait donc
pour nous de batir un environnement qui nous etait hostile, qui pouvait nous
destabiliser mais qui etait pourtant le seul a nous permettre de creer une musique
dont nous puissions etre fier.
Ce contrepoint est accentue
par votre jeu de guitare assez effrene a la fin du titre.
Jimmy: Le theme musical principal
du morceau est une sorte d'hommage a Howlin' Wolf et, si vous reflechissez a
la signifi cation qu'a toujours eu le blues depuis le debut jusqu'au rock d'aujourd'hui,
j'avais dans l'idee de resumer presque tout cela dans ces riffs finaux... Je
suis parti d'un son tres reminiscent de ce que nous avions fait dans notre premier
album, c'est-a-dire un son blues tres marque puis peu a peu j'y ai integre des
sche- mas differents pour que la fin sonne, comme vous le dites, effrenee .
Sur Blue Train , When The
World Was Young ou Shining In The Light ce feeling blues avec son aspect
melancolique est induit plutôt qu'affirmé d'un point de vue purement
technique, ou rythmique.. .
Jimmy: Absolument... Vous
touchez la un point essentiel que j'ai tou- jours voulu rappeler et qui est
que ce n'est pas parce que vous n'avez pas douze mesures que ce n'est pas du
blues ! C'est extremement important au point que je dirais que, au niveau de
l'emotion, ce que nous faisons est une reinterpretation du blues...
Robert: Vous savez, nous ne
discutons jamais ensemble des ingre- dients que nous amalgamons. Parfois, je
demande ponctuellement a Jimmy si ce que je fais lui semble coherent, mais je
crois qu'a chaque occasion, tout ce que nous avons pu faire spontanement a toujours
ete approprie... Si j'avais senti qu'il etait necessaire de rajouter quelque
chose a un contenu Iyrique par rapport a une orchestration de Jimmy, je l'aurais
fait, mais ,ca n'a jamais ete le cas. D'ailleurs, au bout du compte, mes toutes
dernieres phrases vocales ne font que resumer, en adoptant un point de vue retrospectif,
ce qui a bien pu se produire depuis par rapport au blues... En effet, au Mississippi,
les lois concernant le jeu sont telles qu'aujourd'hui, la Route 49 que tout
le monde, je veux dire tous les musiciens que nous aimions comme Bukka White,
Big Joe Wllliams ou Robert Johnson, empruntaient pour se rendre a Memphis est
de nos jours completement embouteillee durant le week-end par tous ces gens
qui quittent Memphis, font 30 miles, traversent la frontiere de l'etat et vont
parier sur des steamboats ... Et vous savez ou ils sont ces steamboats ? Sur
des anciens champs de coton qu'on a rempli d'eau et dans lesquels on a ensuite
amene les bateaux ! Vous imagi nez l'exploitation commerciale qui se produit
sur le delta du Mississippi. C'est completement dingue de voir ce qui se passe
a cet endroit ou Robert Johnson a commence a jouer, ou l'on peut voir encore
ces vieux juke joints.
C'est aussi l'Amerique (rires)
Robert: Et c'est aussi la
fin de quelque chose qui signifiait beaucoup pour nous Burning Up est un titre
assez martial et menacant mais l'atmosphere, en particulier la scansion du refrain
quand Robert repete Je me consume , y est egalement tres exaltee, voire jouissive...
Vouliez-vous montrer que le
Iyrisme pouvait revetir plusieurs formes ?
Robert: Tout a l'heure Jimmy
parlait de contrepoint et c'est une demarche qui, chez nous, est naturelle.
Cette chanson veut evoquer l'idee que tout n'est pas si mauvais ou negatif.
Elle s'ouvre sur cette phrase, My mind is cracked ( Mon esprit est craque-
le ), et c'est pour nous une image totalement inappropriee quand il s'agit de
faire etat de cette condition. Mais, en meme temps, elle est suffisamment dramatique
pour qu'on y ajoute ce contraste que vous mentionnez et qu'on arrive a se dire:
Dieu merci, je me consume . . .
Jimmy: Ce n'est pas quelque
chose a quoi nous pensons naturel- lement mais vous etes la premiere personne
qui a apprehende notre musique de la maniere dont nous la developpons de façon
subliminale. Most High est tres oriental: etait-ce une reminiscence de Kashmir
? Jimmy: Vous auriez du entendre ce titre au moment de sa conception... La structure
etait la meme mais l'arrangement etait completement different... II n'y avait
pas toutes ces allusions a l'Orient et puis, brusquement, nous avons eu l'idee
d'y integrer tous ces elements. La guitare y erait tres minimaliste par rapport
a l'orchestration et meme si son riff etait constant dans tout le morceau, nous
sentions qu'il fallait, soudainement, donner une toute autre texture au morceau.
C'est alors que nous est venue l'idee de faire appel au Trans Global Underground
et ce sont eux qui ont superpose cette instrumentation frenetique.
C'etait aussi un crossover ...
Jimmy: Tout a fait. Vous
partiez d'un processus tres organique et, brusquement, vous transformiez le
tout. C'est encore plus flagrant au niveau des paroles.
Shining In My Light a egalement
une tonalite orientale, mais non pas par l'instrumentation, mais par son cote
incantatoire. C'est tres allusif...
Jimmy: Je dirais exactement
la meme chose: c'est ce dont nous parlions tout a l'heure pour le blues. Nous
nous effor,cons souvent d'agir a un niveau subliminal. Vous avez, sur ce titre,
des tas d'elements, en particulier les harmoniques, qui sont comme fantomatiques:
ils sont tres tenus mais neanmoins presents.
Please Read The Letter est
une lamentation ou l'on discerne des vocaux a la Roy Orbison, ce qui est presque
normal, et une guitare a la Jerry Garcia, c'est-a-dire tres enchevetree. C'est
un curieux melange. ..
Jimmy: Super, j'adore ! C'est
,ca qui est aussi genial dans ce titre. Au depart, il se nommaie Down The Road
et nous n'arrivions vraiment pas a le peaufiner, a lui trouver sa place. On
a donc fait la prise, j'y ai ajoute la partie de guitare electrique mais tout
son- nait de maniere trop agressive. Un soir, Robert est revenu avec cette idee
de phrase a la Orbison et ça lui a donne, je crois, ce cote un peu unique.
Robert: Je trouvais que ma
melodie ne fonctionnait plus tres bien, mais je me disais que le titre etait
termine, meme avec cette sensation d inacheve... Un peu plus tard, je me suis
mis a penser a des annees 60. J'ai ecoute des trucs comme Don't de Presley:
l'intention y est tres simple mais l'effet y est toujours très puissant. A l'époque,
on écrivait pour exacerber la sentimentalité de l'auditeur : il y a avait donc
de la tristesse, du pathétique, du rejet, toute la gamme des émotions. La seule
chose qui manquait était le commentaire social mais cela donnait au genre la
faculté d'être comme une idéalisation, un rêve. Ce que je veux dire, c'est que,dans
la vie reelle, il etait peu vraisemblable qu'Elvis ait etepeut contrebalancer
tout cela car lui semble toujours savoir ou confronte, ou se soit soucie d'une
femme qui l'aurait laisse tomber... Mais la maniere dont il utilisait sa voix,
son phrase, etait tout bonnement fantastique et il vous faisait vraiment croire
ce qu'il chantait... Malheureusement, ce genre a ete quelque peu galvaude ou
presente de fac, on ridicule. Maintenant, on considere que c'est juste bon a
illustrer des publicites a la television. Ce serait bien si, pendant dix ans,
on n'avait plus la possibilite d'entendre ces chansons, ça permettrait ensuite
de les reevaluer sous une autre perspective. Imaginez des titres fabuleux d'Orbison
comme Only The Lonely ou Blue Angel rede couverts apres un silence de dix
ans ! lls nous debarasseraient allegrement de tous ces trucs a la mode, branches
et inconsis tants, de cette pretendue culture jeune tout simplement parce
que c'est une musique substantielle, et pas seulement au niveau melodique. L'aspece
atemporel que vous souhaitez donner a votre musique est-il un moyen de lui eviter
de trop verser dans le pathetique ? Je veux dire que l'abstraction permet de
maintenir une distance. Robert: C'est tout a fait le cas. Ceci dit, pour nous,
le pathetique n'est pas source de gene. Voila pourquoi il est bon qu'il y ait
cette atmosphere de distance ou de reserve, quelque chose a quoi on ne s'attend
pas et qui permet de decanter ce qui est ecrit. Ca correspond toujours a ce
que je ressens, les circonstances sont toujours exactes mais j'essaie de presenter
un point de vue avec un angle un peu biaise, comme si on voyait les choses a
travers la vitre d'une fenetre. Parfois ainsi, je mets a la place d'un observateur
assistant a un evenement se deroulant sous ses yeux. C'est pourquoi, ajoutee
au jeu de guitare de Jimmy, l'atmosphere peut être à la fois confortable et
mysterieuse.
Sur Shining In The Light ,
la guitare est simultanement tres delicate par ses arpeges et destructurée comme
sur du free-jazz...
Jimmy: C'est la meme chose
que sur un titre comme When The World Was Young , vous devez vous evertuer
a selectionner ce qui sonne le mieux... Nous fonctionnons beaucoup sur ce contraste,
sur cette opposition de type lumiere et ombre
Les premieres mesures de When
The World Was Young sonnent un peu funeste et evoquent, pour moi, les Doors.
Robert: Le debut leur est
volontairement emprunte a The End au niveau de la rythmique. Ca fait reference
a une epoque musi- cale ou, par exemple, notre batteur n'etait pas encore ne.
Cela apporte une perspective plus nouvelle et fraiche je suppose.
Comment vivez-vous ce decalage
?
Jimmy: C'est une bonne combinaison,
je crois. Bien sur, nos racines musicales nous ont permis d'absorber plus de
choses qu'eux, mais ils sont ouverts a tout. Vous arrive-t-il encore de participer
avec Robert à l'élaboration des paroles ? Jimmy: Plus depuis longtemps, mais
je le faisaiS au debut.Au sujet de nos rôles respectifs, vous devez faire en
sorte que la chanson fonctionne de manière implicite, c'est-à-dire sans que
vous ayez besoin de vous le verbaliser. Il faut arriver au point où vous vous
dîtes qu'il n'y a plus rien à changer.
Robert : j'ai des fois l'impression
que mes textes sont peut-être un peut trop systématiques ; alors Jimmy peut
contrebalancer tout cela car lui semble toujours savoir où nous allons (rires).
Est-ce pourquoi vos paroles
figurent de façon si parcimonieuse sur vos albums ?
Robert: Nous aimons que les
gens puissent recevoir et prendre plaisir a notre musique, mais d'un bloc, telle
qu'elle est... Nous ambitionnons de reussir a ce qu'ils entrent dans une chanson,
qu'ils l'explorent et que, peu a peu, les images et les couleurs sur- gissent
devant leurs yeux. Je n'aime pas l'idee que l'on puisse lire les paroles tout
en ecoutant la musique.
C'est donc une volonte impressionniste...
Jimmy: Tout a fait, notre
demarche est a l'oppose de celle qui consiste, à partir d'un morceau, à tourner
une vidéo qui suive les paroles et dans laquelle il ne reste plus rien a imaginer.
En plus, cela donne presque
une qualité mythique à votre oeuvre...
Robert: Je crois que cela
permet de donner une experience plus totale. Elle est plus profonde car ce n'est
pas de la musique que vous pouvez passer et sur laquelle vous pouvez discuter.
Jimmy: Je n'aimerais pas
avoir eu une carriere dans laquelle tout ce que j'ai pu faire se reduit a etre
de la musique d'ambiance.
Robert: Elle est souvent trop
confortable, mais je ne voudrais pas y etre associe. En plus, si vous lisez
mes textes de fa,con separee de l'evenement, ils ne veulent plus rien dire.
Ils n'acquierent toute leur puissance qu'en fonction de la musique. Paradoxalement,
je me sentirais plus a l'aise si je devais ecrire un precis, ou une nouvelle
sur mes etats d'ame, c'est-a-dire une chose dans laquelle je n'aurais pas a
me preoccuper de la musique.
De quel album de Led Zeppelin,
diriez-vous que Walking Into Clarksdale est le plus proche ?
Jimmy : Je ne saurais vraiment
pas quoi répondre. Chaque album de Led Zeppelin était si différent du précédent.
Robert : Je ne sais pas non
plus. Maintenant, je dirais que nous avons plus de liberté. A une époque nous
avions acquis le statut de celebrites et cela influait sur la manière dont nous
développions notre musique... Aujourd'hui, nous ne pensons plus en ces termes.
Bien sûr, nous aimerions que l'album ait du succès, mais ça n'a plus le même
poids sentimental... Quand je me penche sur Led Zeppelin, c'est presque comme
si j'étais un élément extérieur.
Jimmy : Tant de choses se
sont produites pour nous dans l'intervalle. Robert: Nous avons la meme intensite,
c'est juste que moi avec mes chevoux blonds (rires)... II y a tant d'analogies
qu'elles deviennent presque des stereotypes, non ?
Mais Jimmy, vous avez toujours
semble être réticent et comme en retrait...
Jimmy: Je n'aime pas m'exprimer
publiquement... Je crois que mon travail est suffisamment parlant en soi et
je dis cela de facon tout à fait honnete... Quand le moment sera venu, c'est
là-dessus que je serai juge et non sur ce que j'aurais pu declarer. Mon mode
de communication ideal est la musique et je crois que c'est à travers elle que
je me revele. Je crois que mes etats d'ame n'ont, en l'occurrence, pas d' importance
puis- qu'ils vont transparaitre grace à elle. Je suis juste un joueur de guitare
. . .
Robert: Nous communiquons
tous de fa,con tres coloree, parfois de façon inattendue, par exemple lors de
cette interview, ce dont nous vous remercions...
Jimmy: Vous avez de toute
evidence bien ecoute l'album ! Merci (rires)...
Robert: La maniere dont vous
reagissez personnellement àla musique traduit la passion que vous pouvez
avoir. C'est le cas pour nous, dans notre environnement personnel, mais je ne
suis pas certain que nous transmettions notre personnalite . . .
Si on ecoute Orbison, on sait
qu'on va avoir quelque chose de melancolique. Chez vous, on a l'impression que
vous jouez sur toute une gamme d'emotions: qu'en est-il sur scene par rapport
a ce que vous venez de dire ?
Robert: C'est vrai, il y a
une myriade de sentiments que nous cherchons à faire passer... Nous avons joue
quelques concerts-cle depuis deux ou trois ans: à Glastonbury avec les musiciens
egyptiens ou lors d'un concert de charite par exemple, nous avons rea- lise
qu'avec une approche à chaque fois differente, l'effet sur les gens etait toujours
le meme. A Glastonbury, nous avons joue devant 90 000 personnes qui de toute
evidence etaient venus voir The Verve, mais le champ etait plein quand nous
avons joue. La reaction du public a ete fantastique car les gens ont du mal
à croire que vous pouvez etre energique sans, pourtant, avoir recours au heavy
metal. Pour le concert de charite, nous avons juste joue six morceaux de trois
ou quatre minutes et ça a ete different. Nous avons reussi à canaliser notre
energie et à la diriger vers quelque chose d'autre. C'est une des bonnes choses
que de se retrouver de temps en temps avec Jimmy...
interview par Claude FREILICH
Une photo de l'interview
se trouve dans la rubrique photos !!!