LA RESURRECTION
Buzz n°26 mai/juin
1998
En 1994, Jimmy Page et Robert Plant se réunissaient à la surprise
générale. Page sortait d'un faux-pas mémorable (l'épouvantable
collaboration avec David Coverdale) et Plant n'était jamais parvenu à
s'imposer malgré de nombreux albums solos. Le vaisseau Led Zeppelin avait
coulé en 1980 suite au décès du batteur John Bonham, dû
à une overdose de vodka, et, depuis, le torchon brûlait entre l'ex-chanteur
du groupe, Robert Plant, et l'ex-guitar hero, Jimmy Page. Faisant table rase
des discordes du passé pour en exhumer la quintessence, les deux hommes,
enfin rabidochés, publiaient "No Quarter", album qui revisitait
brillamment façon World-Music (ensemble égyptien, musiciens de
Marrakech et cordes du London Metropolitan Orchestra) les grands titres de Led
Zeppelin et comportait quatre chansons inédites.
Aujourd'hui, dix ans précisément après avoir reformé
le dirigeable avec Jason Bonham (fils de feu John) à la batterie, à
l'occasion du concert géant organisé au Madison Square Garden
pour le quarantième anniversaire du label Atlantic, Jimmy Page et Robert
Plant publient "Walking Into Clarksdale", nouvel album somptueux peuplé
de ballades colériques et de subtils arrangements orientaux à
base de cordes et d'instruments traditionnels. Plus complices que jamais et
enfin pleinement heureux de (re)travailler ensemble, Page et Plant ont retrouvé
la magie d'antan ; voix et jeu de guitare sont miraculeusement intacts et les
nouvelles compositions n'ont rien à envier à ces pièces
d'anthologie intitulées "Friends" ou "Kashmir". Sophistiqué
autant que raffiné, "Walking Into Clarksdale" révèle
une légèreté diaphane, contrastant singulièrement
avec la lourdeur métallique qui fit la gloire de Led Zeppelin. D'une
ingéniosité digne de leur légende, les guitares de Jimmy
Page tissent d'étranges tissus multicolores, multisonores, étendards
avant-coureurs d'un brutal assaut de notes diluviennes lancé par la voix
aérienne et modulable à satiété de Robert Plant.
A nouveau sur la route, Page & Plant (accompagnés d'un bassiste,
d'un batteur et d'un clavier) donnent des concerts hallucinants, moments de
bravoure au fil desquels ils livrent des versions démoniaques et fulgurantes
de leurs anciens succès. Aussi à l'aise sous le soleil de la rive
asiatique d'Istanbul (malgré la présence inopportune de l'armée
turque dans la salle...) que dans la moiteur sombre de la Cigale parisienne
(où un public littéralement conquis à pris une claque phénoménale),
les monstres sacrés exécutent "Heartbreaker", "Ramble
On", No Quarter", "Bring It On Home", "Babe I'm Gonna
Leave You", "How Many More Times", "The Wanton Song",
"Thank You", "Rock'n Roll" ou encore "Whole Lotta Love"
dans l'enfance de l'art : wah-wah, solos vertigineux, riffs passés à
la moulinette, utilisation d'un archet de violoncelle sur guitare électrique,
etc. Egalement au programme de leur répertoire scénique, un superbe
passage acoustique avec contrebasse et mandoline ressuscite "Going To California",
"Tangerine" et "Gallows Pole".
Mais le plus surprenant se trame en coulisse, quand les lumières de
la rampe sont éteintes et que le rideau est tombé. Là,
à ce moment précis, Jimmy Page ôte son masque de monstre
guitaristique et Robert Plant affiche un large sourire qui en dit long sur le
bonheur de collaborer à nouveau avec son vieux complice. Malicieux et
exprimant une immense affection mutuelle, les deux hommes n'hésitent
pas à se congratuler, à s'embrasser tendrement et à blaguer
: "James, on s'interview au téléphone demain matin !",
lance Plant à Page, avant d'aller faire un tour à Barbès.
De son côté, Jimmy va retrouver sa femme et ses deux enfants en
bon père de famille. Une sincérité des sentiments trop
rare chez les rock stars pour ne pas être soulignée. On est à
2000 années lumière des chamailleries entre... disons Jagger et
Richards, par exemple. Trente ans après avoir fondé Led Zeppelin,
Jimmy Page & Robert Plant ont exorcisé les démons d'antan
pour, finalement, reprendre une dimension humaine. Une vaste tournée
européenne est prévue pour la fin de l'année. En attendant,
"Walking Into Clarksdale" fait figure de chef-d'oeuvre absolu et s'écoute
en boucle, comme un bon vieux Led Zep. A propos, saviez-vous que Clarksdale
était une ville mythique au début du siècle, berceau du
blues du delta du Mississippi avant que les pionniers n'émigrent vers
les grandes villes, Chicago en tête. A l'époque, dans les bouges
de Clarksdale, se produisaient des légendes vivantes tel Robert Johnson.
Aujourd'hui, Clarksdale est une ville fantôme où seul subsiste,
ironie d'un coquin sort, un musée du blues...
par FREDERIC LECOMTE